L'intelligence émotionnelle

Par Sylvie Ribierre (Psychologue clinicienne)

 

 

Dans la cour de récréation, Enzo fulmine. Rouge de rage, il serre ses poings et tape ses camarades. Il les insulte aussi, cherchant les mots les plus crus et les plus blessants. Aucune parole, ne peut le calmer. Les autres enfants l’observent un peu médusés. Mis à l'écart pendant quelques minutes, il se calme, prend conscience de ce qu'il vient de faire, la honte alors le submerge...

Cette colère, émotion puissante et spectaculaire ressentie et exprimée par Enzo, pouvait-il la réguler ? Cette question en appelle une autre, qu’est-ce qu’une émotion ?

Ce qu’on observe, c’est que les émotions n’ont pas bonne presse. Elles sont souvent réfrénées au motif qu’il ne faut pas montrer sa fragilité, qu’une bonne éducation nous en détourne ou au contraire qu’il n’y a rien à faire sinon les subir. Pourtant, il est possible pour celui qui les vit de les accepter et d’en atténuer l’impact lorsqu’elles sont trop fortes.

Pour pouvoir cerner ce qu’est une émotion, il faut d’abord en comprendre le mécanisme. C’est un sujet qui intéresse depuis longtemps les chercheurs. L'un des premiers, Darwin, défend l’idée que les émotions sont innées et utiles car elles ont une valeur adaptative. Elles permettent à l'espèce humaine de s'adapter aux défis de son environnement et ainsi de survivre. Sans nier la théorie de Darwin, William James a davantage mis l'accent sur les changements corporels associés aux émotions, lesquels changements vont nous prédisposer à agir (Nugier, 2009). Enfin, les recherches plus récentes ont ajouté une autre facette au processus émotionnel, une dimension évaluative. L'évènement auquel est confronté l’individu aura la signification positive ou négative qu’il lui accordera (Lazarus, 1966). L’émotion serait donc beaucoup plus qu’un simple réflexe inné, déclenchant des sensations corporelles et poussant à agir. Elle entrainerait aussi une réflexion, une pensée sur l’impact de la situation en termes de bien-être (Sander, 2009). 

 

Enfin, les émotions joueraient aussi un rôle social, communicationnel (Rimé, 2020). Non seulement elles informent les autres de ce que nous ressentons mais aussi il a été montré que par la communication qu’elles induisent, elles joueraient un rôle de cohésion sociale.

Ces différentes perspectives pourraient résumer l’émotion comme étant une expérience individuelle, interne, innée, avec une composante physiologique, comportementale et psychologique qui a un impact sur la vie sociale.

 

Cette synthèse serait incomplète si on éludait l’opposition traditionnelle entre émotion et cognition, laquelle se réfère à l’ensemble des processus mentaux liés à la connaissance, l’apprentissage, le raisonnement, etc...C’est le fameux débat raison / émotion. Or les progrès réalisés en imagerie neuro fonctionnelle ont montré les nombreux liens neuronaux et interactions entre les deux régions où seraient localisées l’émotion et la cognition (Pichon & Vuilleumier, 2011).

 

A partir de ces éléments d’information, qui constituent en eux-mêmes une première étape vers la régulation, comment serait-il possible de s’engager plus avant dans cette démarche?

 

Reconnaitre l’émotion demande de la laisser venir sans la réprimer, et de porter son attention sur son corps, de faire une introspection. Il est en effet important de reconnaitre l’émotion à partir des ressentis physiques. Avoir la « boule au ventre », « la gorge nouée », « les mains glacées » sont quelques-unes des sensations pouvant être ressenties. Une équipe finlandaise a mis au point une carte corporelle indiquant pour chaque émotion principale, comme la peur, la tristesse, la colère ou la joie, les zones du corps qui étaient activées ou au contraire ralenties (Nummenmaa, 2014). Plus étonnant, cette topographie serait la même pour tous, quelle que soit la culture d’origine de l’individu.

 

Ensuite, nommer l’émotion va amorcer une distanciation, comme si le phénomène émotionnel est un objet que l’on observe. Ce processus peut aussi nous révéler à nous même, nous faire prendre conscience de nos besoins profonds. En outre, parler de son émotion aux autres va atténuer la force de l’impact. Cette « récupération émotionnelle » serait due au fait d’être écouté, de se sentir soutenu, de restructurer les traces mnésiques de l’évènement et éventuellement de lui donner un sens (Rimé, 2020).

 

Enfin, le recours à des techniques de relaxation permettent d’atténuer considérablement les manifestations physiologiques trop fortes et de recouvrer un état de fonctionnement adapté. Une pratique régulière de la relaxation permet une sensibilité plus importante aux tensions corporelles et ainsi d’anticiper la tempête émotionnelle afin de mieux la gérer.

 

Eu égard à la composante évaluative de l’émotion défendue par Lazarus, certains auteurs ont cherché à montrer qu’une réinterprétation de la situation, peut diminuer l’intensité émotionnelle ( Philippot, 2011). Cette démarche semble difficile voire inenvisageable pour certains. Elle rappelle la philosophie des stoïciens selon laquelle les évènements ne nous affectent que par la signification qu’on leur donne. Daniel Siegel, professeur de psychiatrie à UCLA, propose un modèle particulièrement imagé destiné aux enfants qu’il nomme « le cerveau dans la main », afin de leur permettre de comprendre ce qui se passe dans notre cerveau.

 

Toutefois, si ce changement de perspective s’avère trop compliqué à mettre en œuvre, le lâcher prise, avec l’utilisation d’exercices de pleine conscience, peut être utile. L’attention est redéployée sur des éléments d’ordre physique précis, tels que les mouvements de sa respiration ou bien sur une activité déterminée telle qu’aller boire un verre d’eau ou faire quelques pas.

 

Nos émotions sont des phénomènes à multi facettes. Elles s’inscrivent dans une dynamique qui nous aide à nous adapter, à faire des choix, à agir et à faciliter notre intégration sociale.

 

 

Bibliographie
Lazarus, R.S. (1966). Psychological Stress and the Coping Process. New York : McGraw- Hill.
Nugier, A. (2009). Histoire et grands courants de recherche sur les émotions. Revue électronique de Psychologie Sociale, 4, 8-14.
Nummenmaa L., Glerean E.,Hari R., Hietanen J.K.(2014). Bodily maps of emotions. Proceedings of the National Academy of Sciences, 111 (2) 646-651 ; DOI: 10.1073/pnas.1321664111
Pichon S. & Vuilleumier P. (2011). Neuro-imagerie et neuroscience des émotions, Med Sci (Paris), 27, 763–770.
Philippot, P. (2011). Chapitre 6. Les pathologies des émotions. Dans P. Philippot, Émotion et psychothérapie (pp. 157-206). Wavre, Belgique, Mardaga.
Rimé B.,Bouchat P.,Paquot L., Giglio L. (2020).Intrapersonal, interpersonal, and social outcomes of the social sharing of emotion, Current Opinion in Psychology, 31 127-134.
Sander, D. (2008-2009). Psychologie de l’Emotion, Cours 71133, Université de Genève.

 

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Sylvie Ribierre,

Après avoir suivi une formation juridique en France et aux États-Unis, Sylvie a travaillé au sein d'un établissement financier pendant plusieurs années. Puis, elle a entamé un second parcours universitaire  et validé un Master 2 de psychologie clinique, enfants et adolescents, à l'université Savoie Mont Blanc.

Aujourd'hui, Sylvie est une psychologue clinicienne intégrant les apports de la neuropsychologie, utilisant de nombreux outils issus des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) et systémiques, et se référant aux concepts psychanalytiques.